Libre voyageur

Flâneries indiscrètes dans un vaste monde

Le véritable Homme invisible

Buenos Aires, Argentine.

Mesdames et Messieurs, entrez, entrez, n’hésitez pas ! Venez admirer la merveille de la nature, le seul, l’unique, le véritable Homme invisible !

La première des choses qui m’ait vraiment frappé en arrivant à Buenos Aires, surtout en arrivant du Brésil, c’est l’absence de Noirs dans les rues.

La composition ethnique de la population semble étrangement homogène, ou plutôt : l’on se croirait à Madrid ou Rome, mais au dix-neuvième siècle, tout le monde est blanc.

Dans les faubourgs les plus pauvres, comme à La Boca, les gens apparaissent plus souvent métissés, avec des traits amérindiens, mais beaucoup sont en fait des immigrés relativement récents des autres pays sud-américains, essentiellement de Bolivie et du Paraguay. On les voit aussi parfois dans les quartiers chics, où ils sont apparemment cantonnés à des professions subalternes.

Mais, au fait, pourquoi n’y a-t-il pas de Noirs à Buenos Aires ? Et, par extension, en Argentine : la capitale politique, économique et culturelle exerçant naturellement un pouvoir d’attraction y amenant des populations originaires de toutes les provinces du pays. On devrait donc y voir représenté l’ensemble des composantes de la nation.

Les premiers esclaves africains furent transportés dès le milieu du XVIe siècle vers les colonies espagnoles du Rio de la Plata. Par la suite, diverses sociétés privées espagnoles, portugaises et britanniques se disputèrent via « l’asiento », le contrat d’exclusivité de commerce avec les Amériques accordé par le roi d’Espagne, les revenus de ce juteux traffic humain. L’un des bénéfices britanniques de la Guerre de succession d’Espagne fut d’ailleurs l’octroi de l’asiento pour la Compagnie des Indes. J’avais déjà évoqué ces questions lors de précédents voyages au Sri Lanka et à Gibraltar.

Les Africains déportés en Argentine étaient originaires des actuels Congos, Angola et Guinée, parlant en général des langues bantoues.

À la fin du XVIIIe siècle, la population de plusieurs provinces argentines était majoritairement noire, et ils comptaient pour un tiers des habitants de Buenos Aires.

Lors de la Guerre d’indépendance, des bataillons composés d’esclaves furent opposés aux forces espagnoles, et subirent de lourdes pertes. Par la suite, l’on promit l’affranchissement aux esclaves qui serviraient cinq ans dans l’armée, et les propriétaires étaient tenus par la loi de fournir 40 % de leurs Noirs pour le service militaire.

Les gauchos, fameux cavaliers de la pampa, étaient des Noirs ou des mulâtres pour la plupart, et l’influence des Afro-argentins, omniprésents dans la société portègne, se faisait aussi sentir par la culture, tango ou milonga revendiquant des origines africaines.

L’esclavage fut effectivement aboli en 1860 en Argentine. Cinq ans après commençait la Guerre de la Triple-Alliance, un conflit effroyable opposant le Paraguay à l’Argentine, à l’Uruguay et au Brésil. Le Paraguay sortit exsangue de la guerre, ayant perdu les deux tiers de sa population, les Noirs argentins payèrent quant à eux un très lourd tribut pendant les 5 années qu’elle dura.

Peu après, en 1871, une épidémie de fièvre jaune frappa Buenos Aires, décimant sa population, marquant plus particulièrement de son sceau les quartiers pauvres, majoritairement peuplés de Noirs.

Le président de l’Argentine pendant ces événements menait de surcroît une politique ouvertement raciste, pronant l’extermination de la composante noire de la nation. Son souhait, et ceux des responsables des divers gouvernements de la fin du XIXe siècle, était, d’abord par l’encouragement de l’immigration européenne, ensuite par des politiques visant à l’élimination des Noirs, de former dans le pays « une nouvelle et belle race blanche ».

Au début du XXe siècle, la population noire était devenue invisible, soit par assimilation, soit par émigration vers des territoires plus accueillants comme le Brésil, soit par leur disparition suite aux guerres, aux maladies voire, mais c’est un point controversé, aux assassinats délibérés.

En 2002, Maria Magdalena Lamadrid, une Noire, argentine depuis 15 générations, fut arrêtée à l’aéroport de Buenos Aires sous l’accusation d’avoir falsifié son passeport, une Argentine ne pouvant pas être noire selon les fonctionnaires de l’Immigration…

Voici donc l’Homme invisible, le vrai, l’unique ! Entrez, Mesdames et Messieurs, entrez, n’ayez pas peur !

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