Osaka, Japon.
De retour d’Himeji, mon errance nocturne me mène à Sonezaki, dans le quartier d’Umeda, arrondissement de Kita, au centre d’Osaka.
Une nuit à Sonezaki
Une demi-douzaine de petits camions rouges constellés d’appareils chromés sont stationnés parmi les ruelles et les galeries. Des pompiers lourdement harnachés, le visage en sueur, émergent des passages encombrés.
Je me détourne pour leur laisser la voie libre, me perds entre les immeubles étroitement embrassés, aux façades surchargées d’enseignes au néon.
Des restaurants et des bars à l’entrée masquée par de longs noren, ces bandes de tissu suspendues, me font de l’œil. Tout alentour des affiches vantent maints plaisirs, pachinko, filles, alcools et brochettes. Des panneaux verticaux mentionnent pour chaque étage les établissements que l’on y peut trouver.
Je m’engage dans un immeuble. Le rez-de-chaussée abrite un club à hôtesses. Au premier, le bar de l’équipe de volley du quartier. Au troisième, des fléchettes et des bières. Quatrième et cinquième jouent des hits de J-pop à plein volume.
Des jeunes gens arrivent par l’ascenseur extérieur aux parois de verre sale. Avant d’entrer dans le club, un garçon allume une cigarette sous ses cheveux blonds ébouriffés.
Je parviens au dernier étage, avise un panneau rouge à la typographie soignée.
Le bar
J’ouvre la porte, écarte un épais rideau, et découvre un bar, un petit salon en enfilade, installés dans un appartement modeste aux fenêtres occultées. La décoration hésite entre le bazar et le cabinet de curiosités. Accrochée au mur, une belle collection de cravaches et de fouets se fait cependant remarquer.
Assis au bar, les clients, quatre types sans attrait aux abords de la quarantaine, deux d’entre eux en sous-vêtements, et un couple qui s’éclipse rapidement.
La maîtresse de maison tente de m’expliquer la nature de l’endroit : c’est pour moi une chose entendue. Elle m’invite alors à prendre la place de l’un des messieurs qui me la cède aussitôt.
Elle est assistée d’une barmaid, la vingtaine rondouillette, qui peine à contenir ses seins dans un genre de corset. Celui de gauche surtout menace constamment de s’échapper.
Personne ne parle d’autre idiome que le japonais. J’apprendrai plus tard le nom de la première femme, Circé*. Quant à la seconde, c’est Bernadette*.
La maîtresse des lieux
Circé possède un corps menu d’Asiatique. Elle ne porte que des chaussures noires à talons, un string qui présente ses fesses rondes et dont le tissu habille le pubis en jouant des transparences, ainsi qu’un haut lacé qui ne veut pas dissimuler ses petits seins aux tétons percés. Elle est couverte de tatouages, ceux de ses bras sont remarquables : le gauche est marqué de bleu, le droit de rouge. Un repentir lui a laissé des cicatrices à l’épaule. Elle est jolie, ses dents mal implantées, comme souvent chez les Japonaises, conservent quelque symétrie, et ne déparent pas son sourire, le rendant seulement par moments indubitablement carnassier.
Bernadette me présente la carte. Je désigne un cocktail, que Circé compose, et me sert.
Elle dépose à côté de mon verre un cadre photo électronique où défilent des images des soirées précédentes. Cela se précise : rien que de très classique dans le domaine, hormis les tenues qui évoquent les films de fantômes de la Tōhō.
Circé amuse les clients, animant la conversation d’une parole ou d’un geste. Des rires éclatent souvent. Ce petit monde constitue une manière de famille.
Un homme d’allure timide, les cheveux grisonnants, entre à son tour. Tandis qu’il s’installe à côté de moi, je remarque le long étui noir qu’il tient de la main gauche.
Le nouveau venu parle quelque anglais et se présente sous le nom de Jean-Pierre*.
L’escrimeur
Il tient à me montrer sur son téléphone ses dernières performances. Il est particulièrement fier de sa spécialité : lors de séances de shibari, il vient trancher d’un prompt coup de sabre les cordes qui maintiennent des jeunes femmes en suspension.
Jean-Pierre sort d’ailleurs son arme de l’étui. Ce n’est qu’une réplique d’une lame de katana, avec une poignée et un fourreau en bois, sans décoration, sans même une garde. On appelle cela un « shirasaya ». Sa fonction traditionnelle n’est que de protéger une lame longuement inutilisée.
Un tel objet est impropre au combat, je ne lui vois qu’un usage possible, quoique malcommode : dégainer et frapper d’un seul mouvement, la technique de l’iaidō.
Tout heureux qu’il est de ma connaissance de son art, il se fera par la suite mon traducteur attitré, non sans avoir d’abord offert une démonstration de son habileté martiale à l’assemblée.
De badinages en bavardages, j’apprends incidemment que Circé aime singulièrement les gros sexes et qu’elle manifeste un goût obsessionnel pour les corps de gaijin, au désespoir acidulé de ses admirateurs indigènes.
Un homme arrive maintenant, accompagné de deux femmes, l’une semble son épouse, l’autre une apprentie. Les habitués s’empressent de leur faire place au salon.
La jouvencelle
Puis une jeune fille paraît, souriante et détendue. Une allure d’étudiante, un visage rond d’une beauté un peu commune, mais rehaussée par de grands yeux d’enfant. Nous l’appellerons Salomé*.
Un des compères en sous-vêtement lui offre courtoisement son siège au bar.
Derrière moi, un téléviseur diffuse des vidéos en continu. Je n’y accordais guère d’importance jusqu’alors, mais voici que la nouvelle-venue le fixe avec insistance.
Elle semble fascinée, les yeux écarquillés, sa bouche entrouverte laissant apparaître un léger écartement des incisives, qui vient accentuer ses faux airs de petite fille. Mais la profondeur noire de son regard, l’égarement qui se lit sur ses traits, cela n’a rien d’enfantin.
Le spectacle
Je me retourne, regarde l’écran : deux femmes en maillots de bain (l’affaire promet d’être salissante), l’une brune, l’autre aux cheveux rouges, le corps sensuel et juvénile, s’amusent à enfoncer divers objets de métal, aiguilles chirurgicales, épingles à nourrice, hameçons et clous, au travers de la peau et des chairs d’un homme entièrement nu, fors une cagoule cachant son visage.
Le rideau à l’entrée s’écarte derechef, c’est le compagnon de Salomé, qui s’installe à ses côtés.
Elle lui adresse quelques mots, mais son attention se reporte bien vite sur la scène à l’image.
Son regard maintenant se trouble, un étrange sourire se dessine et se fige sur ses lèvres, signes que ses pensées divaguent.
Je me tords le cou pour examiner l’écran à nouveau.
Parbleu, le bonhomme endure quelques vilaines fantaisies de la part des deux donzelles, mais surtout de la brune, qui, avec une virile assurance, lui scelle la bouche avec une épingle de sûreté, relie d’une cordelette ses tétons transpercés de crochets, puis martèle une série de clous sur une planche.
Et la victime, apparemment, d’apprécier beaucoup la chose…
La maîtresse de cérémonie
Soudain, je remarque les tatouages bleus et rouges sur les bras de la brune : c’est Circé.
Ainsi, c’est Circé que Salomé regarde avec une telle passion, une telle fièvre, alors qu’elle enfonce, non sans peine, il lui faut s’y reprendre à plusieurs fois, une longue aiguille à tricoter au travers du gland de l’heureux élu.
Jean-Pierre me glisse à l’oreille, avec fierté, que l’homme à l’écran est un client du bar, l’un des leurs…
Le compagnon de Salomé jette des regards furtifs aux images qui passent, et sourit, un peu contraint.
Sur l’écran, la fille aux cheveux rouges ôte l’aiguille, et le sang jaillit immédiatement, joyeusement, abondamment. Une grande mare écarlate se forme à ses pieds, sur le sol carrelé.
Salomé semble extatique, son esprit à la lisière de l’oubli…
Fin ?
L’histoire s’arrête là.
Ou plutôt, non, pas tout à fait.
Au début de mon récit, j’ai indiqué que mes pas m’avaient conduit à Sonezaki.
Et Sonezaki est connu dans tout le Japon pour la plus célèbre des pièces de « bunraku », écrite par Chikamatsu Monzaemon, et appelée « Suicides d’amour à Sonezaki ».
Le bunraku est une forme de théâtre qui se joue avec de grandes marionnettes (jusqu’à 1 m 50) tenues par trois manipulateurs vêtus de noir et présents sur scène. Comme les assistants du kabuki, ils sont par convention considérés comme invisibles.
Le Shakespeare japonais
Dans l’archipel, Chikamatsu est surnommé le « Shakespeare japonais ».
De fait, il vécut aussi au XVIIe siècle, quoique plus de cinquante ans après le poète anglais, et il est universellement considéré comme le plus grand dramaturge nippon, même s’il a principalement exercé dans l’art des marionnettes.
La comparaison ne vaut guère : William Shakespeare est plus ample, plus profond, d’un génie qui embrasse toute l’expérience humaine, Chikamatsu ne saurait afficher une telle prétention, même s’il demeure un auteur d’une extraordinaire finesse.
Pour autant, c’est justement à cause de ce surnom de « Shakespeare japonais » que je m’étais procuré, étant adolescent, le recueil de ses œuvres traduites en français. Et jusqu’à ce jour, je me souviens encore de « Suicides d’amour à Sonezaki », le Roméo et Juliette de Chikamatsu.
Dès mon arrivée à Osaka, je m’étais rendu au Théâtre national de Bunraku pour voir si la pièce était jouée. Ce ne sera pas pour cette fois.
Suicides d’amour à Sonezaki
Voici donc l’histoire, que l’on dit inspirée de faits réels.
Tokubei est un jeune et pauvre orphelin qui travaille comme commis dans une épicerie. Il tombe amoureux d’une belle courtisane de dix-neuf ans, Ohatsu, prisonnière d’une maison de plaisir.
L’oncle de Tokubei décide de marier ce neveu travailleur à une parente, il envoie à cet effet une grosse somme d’argent à la famille de la promise pour payer la dot.
Quand Tokubei lui dit qu’il ne veut pas d’un tel mariage, l’oncle, furieux, exige qu’on lui retourne son bien. Tokubei parvient à le recouvrer, mais sur le chemin d’Osaka, il rencontre un ami, Kuheiji le marchand d’huile, qui lui demande de lui prêter l’argent temporairement afin de régler une affaire. Le jeune homme, le cœur généreux, s’exécute de bonne grâce.
Peu de temps après, Tokubei retrouve son ami en mauvaise compagnie. Il lui demande de rembourser le prêt, mais l’autre nie avoir jamais rien reçu. Le jeune commis se jette alors sur Kuheiji pour lui faire rendre gorge, en vain : la bande du filou le roue de coups, le laissant pour mort.
Tokubei se traîne jusqu’au bordel où Ohatsu exerce ses talents. Tandis qu’il la rejoint, arrivent Kuheiji et ses compagnons. En une scène célèbre, Le jeune homme se dissimule sous l’ample kimono de la belle Ohatsu.
Kuheiji raconte à l’envi comment il fera exécuter Tokubei, et la manière dont il possèdera Ohatsu. Les jeunes amants expriment leur angoisse en se touchant l’un l’autre, des pieds et des mains.
La fuite des amants
Une fois la compagnie repartie, Tokubei et Ohatsu trompent la vigilance du gardien de la maison close, et s’enfuient vers le bois tout proche.
Au milieu de la forêt se trouve alors le petit sanctuaire de Sonezaki. Ils décident d’y mourir pour échapper à leur cruel destin.
Un arbre étrange pousse au milieu du sanctuaire. Tokubei y attache son aimée. Tout tremblant, il la frappe maladroitement avec la lame d’un rasoir, et doit s’y reprendre plusieurs fois avant de la blesser mortellement.
Le sang de la belle Ohatsu s’écoule abondamment, formant une mare écarlate à ses pieds, elle se meurt doucement.
Tokubei alors se tranche la gorge d’un seul coup, les deux amants réunis expirent enfin…
Fin
Aujourd’hui, Sonezaki est devenu un quartier animé du centre d’Osaka. Le petit bois a disparu, l’arbre d’Ohatsu et Tokubei est mort, mais le sanctuaire existe toujours, et les jeunes gens, filles et garçons, y viennent encore.
Qui sait ? Cette brise subtile est peut-être la caresse de l’âme des amants suicidés.
* Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes citées. Et qui pourrait d’ailleurs croire que des Japonais s’appellent Bernadette ou Jean-Pierre ? C’est imprononçable en leur langue !
Pour finir : petit ours, sauras-tu me dire pourquoi j’ai précisément choisi pour ces deux femmes les pseudonymes de « Circé » et « Salomé » ?