Camp d’Auschwitz-Birkenau, Pologne.
Bon.
Auschwitz donc.
L’humour n’est pas de mise.
Ni le pittoresque, ni la poésie.
Je pourrais ne rien écrire.
Mais non.
Ceux qui pourrait m’en vouloir sont morts.
Du moins, ceux qui comptent.
Alors…
C’est la troisième fois.
La troisième fois que je tente d’aller à Auschwitz.
Mon grand-père y est mort. Et beaucoup d’autres des miens.
Ma tante Elsa en est revenue.
Parce qu’elle jouait du violon.
Parce que, lorsque l’on joue du violon, que l’on a vingt ans, il se peut qu’Alma Rosé, la directrice de l’orchestre des femmes d’Auschwitz-Birkenau, vous sélectionne.
Et quand on vous sélectionne pour l’orchestre, vous pouvez vivre.
Son fils Jean-Jacques ne savait pas.
Il ne savait pas qu’elle avait été à Auschwitz, malgré les chiffres tatoués sur son avant-bras.
Il ne savait pas qu’elle avait été violoniste, elle n’a plus jamais joué.
Et elle est morte, très jeune, avec ses secrets.
Et puis mon père.
Lui n’y est pas allé.
Il avait quatorze ans quand son père et sa grande sœur furent emmenés.
Il errait de lieux en lieux, échappant deux ou trois fois aux rafles. Ses amis n’eurent pas cette chance.
On lui avait confié une boîte contenant les papiers de la famille.
Les généalogies, l’histoire, la mémoire.
Il l’avait enterrée dans une forêt.
Après la guerre, il ne retrouva pas l’endroit, et l’on perdit la mémoire.
Et mon cousin Jean-Jacques disait que notre famille avait commencé à Auschwitz, dans le trou noir où notre grand-père s’était enfoncé, et d’où sa mère était sortie, silencieuse et meurtrie.
Alors mon père avait dessiné un arbre généalogique.
Mais pour Jean-Jacques, Auschwitz était l’origine.
Il alla trouver celles qui en étaient revenues.
Les femmes de l’orchestre.
En France, en Pologne, en Israël, en Belgique.
Il leur avait parlé, avait enregistré leurs voix.
Dans ma chambre d’amis, il y a un carton contenant ces cassettes.
Je n’ose y toucher.
Jean-Jacques avait écrit un livre.
Il était invité à France Culture pour en parler.
Quelqu’un l’avait fait à sa place, la maladie qui allait l’emporter avait déjà pris sa voix.
Sa voix grave, et son humour, pour colmater la déchirure.
Après la guerre, il arrivait à mon père, jeune homme, de sembler reconnaître mon grand-père dans la silhouette d’un passant.
Mais non. Ou peut-être. Mais l’autre était déjà parti, disparu dans la foule.
Quand il n’y a que des cendres, envolées au vent des plaines de Pologne, comment sait-on ? Comment peut-on être sûr ?
C’est la troisième fois.
La première, j’avais raté mon avion.
La seconde, j’étais arrivé trop tard.
La troisième, j’ai hésité jusqu’à la dernière minute. J’ai failli ne pas prendre l’avion.
Auschwitz donc.
Bon.